Souvenirs engloutis

En 1968, la Chartreuse de Vaucluse était engloutie par sous les eaux de l’Ain domptées par le barrage de Vouglans.

Ça fait quelques temps que je voulais vous raconter cette histoire. Et ça tombe bien, en 2018, elle a 50 ans. C’était donc en 1968. Un temps où les intérêts économiques faisaient peu de cas des monuments historiques. L’âge d’or de l’hydroélectricité à la française tire à sa fin, après l’édification de plus de 120 barrages dans la reconstruction d’après-guerre. Vouglans est l’un des derniers, et va dompter la rivière Ain pour créer la troisième plus grande retenue d’eau artificielle de France.

Les travaux commencent en 1963. À quelques kilomètres en amont du futur barrage se dresse la Chartreuse de Vaucluse, un des plus anciens monastères de l’ordre cartusien. Ses remarquables jardins en terrasse étaient dignes des jardins de Babylone, si l’on en croit un auteur romantique du 19e siècle.

A l’instar des jardins de Babylone, les terrasses de Vaucluse reposent sur des pièces voûtées (…) Ces voûtes, dont chacune mesure 20 mètres de hauteur, ayant toutes la même dimension, sont construites avec tant d’art, qu’un célèbre ingénieur moderne disait : C’est un travail digne des Romains.

(…) Selon toute probabilité, les incrustations qui, à l’intérieur, forment un vrai ciment naturel, rendront ce monument indestructible. Cette œuvre, a du reste, coûté beaucoup de travail et beaucoup de temps; commencée en 1766, elle ne fut terminée qu’en 1787. Telles étaient les terrasses de la Chartreuse, à l’époque où la Révolution est venue s’en emparer.

Vendue comme bien national le 17 octobre 1793, l’abbaye de Vaucluse est rachetée par un fermier, puis par une famille subsistante de la noblesse, qui la conserva jusqu’à son expropriation par EDF en 1965. La Chartreuse, bien qu’inscrite aux monuments historiques, n’échappe que partiellement à la destruction méthodique des bulldozers de l’électricien, qui rase toute construction sous la future ligne d’eau du barrage.

Heureusement, l’acharnement de la dernière propriétaire paie : Olga Michon du Marais, épouse Joly Lyautey de Colombe, obtient d’EDF le remontage à ses frais du grand portail de la Chartreuse, un peu plus haut dans la forêt.
Le monument et son domaine sont encore aujourd’hui une propriété privée, et il n’y a donc ni itinéraire balisé, ni randonnée « officielle » pour s’y rendre. C’est l’occasion de tester son sens de l’orientation.

Armé d’une carte IGN, je me gare à la sortie du village d’Onoz, pour rejoindre le belvédère des Bourlaches. Puis direction plein sud à travers les chemins forestiers, jusqu’à atteindre le bord de l’eau. Comme tous les lacs de barrage, les rives abruptes ont quelque chose de lunaire.

On suit la rive jusqu’à arriver rapidement à une croix, qui surplombe un calice siglé du monogramme IHS (« Jésus, Homme, Sauveur », en latin). Elle fait face au lac, où gisent les vestiges de la Chartreuse de Vaucluse, signalés par des bouées, par plus de 45 mètres de fond.
Dans un noir d’encre, une eau à cinq degrés, le « monument indestructible » résiste encore, et reçoit parfois la visite de plongeurs expérimentés. La grande terrasse qui faisait sa fierté est aujourd’hui engloutie à 60 mètres de la surface, la rendant inaccessible au commun des mortels.

Et 20 mètres plus haut, voici enfin le portail reconstruit. Est-ce le monument en lui-même, son histoire, ou l’interdiction de l’approcher ? Ou peut-être le ciel bas de ce printemps pluvieux qui le rend si impressionnant ? Enfermé dans le sous-bois, on peine à imaginer l’immensité de l’édifice originel.

Le chemin forestier rejoint enfin la route du hameau de Chavia, et le sentier du GR de Pays du Tour du lac de Vouglans jusqu’au parking du belvédère. La route du retour mène naturellement vers le barrage, dont les points de vue sont pris d’assaut en permanence. Pourquoi les barrages fascinent-ils autant ? Force de destruction du paysage, mais aussi symbole du génie humain, le barrage de Vouglans fait plus de 100 mètres de haut, 25 mètres de largeur à sa base, et sa forme « pure » a nécessité le calcul des plus puissants ordinateurs de l’époque.

Six siècles pour construire un monastère, cinq ans pour construire un barrage, 18 mois pour ennoyer la vallée et transformer le paysage. C’est ce qu’on appelle la destruction créatrice.

Source des images d’archives : https://flic.kr/s/aHsiTFMiCz


En plus

  • Association de sauvegarde du patrimoine historique et naturel d’Orgelet et sa région : www.asphor.org
  • A lire : Notice historique sur la Chartreuse de Vaucluse (Jura) par un Franc-Comtois – 1885 – 34p. – disponible sur le site de la Bibliothèque nationale de France : gallica.bnf.fr
  • Plan des ruines sous-marines de la Chartreuse de Vaucluse, par le Club subaquatique du Haut-Jura : www.explorerlemonde.fr
  • Vidéo d’une plongée sur les ruines de la Chartreuse dans le lac de Vouglans, par le Club de plongée associatif d’Annecy Seynod : Youtube
  • A lire : Le village englouti, par André Besson – J’ai lu, 1970, 187 p.

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