Quelque part en Bourgogne, il est un château inachevé perdu dans la forêt, dont nul ne connaît l’histoire, et que l’on se garde bien de rechercher. Quel mystère peut bien entourer ce qui aurait pu être une merveille de la Renaissance, et pourquoi ce chantier a-t-il été arrêté brutalement ?
Au milieu des bois, c’est un secret de famille vieux de cinq siècles qui n’en finit par de disparaître sous la végétation et le poids du temps. La forêt appartient au château tout proche, un domaine privé qu’il n’est pas aisé d’approcher discrètement. Les quelques sentiers qui parcourent la petite colline boisée ont le vice de toujours vous éloigner du but à chaque fois que vous pensez vous en rapprocher. Même la carte IGN est fausse, comme si elle avait été tracée à dessein pour protéger le lieu.
Mais après un peu de persévérance et beaucoup d’égratignures, voici enfin le château de Philibert, ou ce qu’il en reste. Le seul historien qui a pu en faire une description détaillée donne les éléments suivants : un bâtiment rectangulaire d’environ 14 par 35 mètres, entouré de trois tours non attenantes, orienté selon les points cardinaux. Il remarque un élément « spectaculaire » : une bande de parement d’environ deux mètres de hauteur fait le tour complet de l’édifice.
Témoin des voyages inspirés de son architecte au 16e siècle, le château de Philibert serait une synthèse remarquable d’exemples vus à Naples, dans le Piémont et en Picardie. Si ce projet architectural avait été à son terme, il n’aurait qu’un seul équivalent : le château du Grand jardin à Joinville, œuvre de Claude de Lorraine, premier duc de Guise, construit de 1533 à 1546.
Voilà qui fait déjà beaucoup d’indices. Mais pourquoi ce château, qui aurait pu être une merveille de la Renaissance française, n’a-t-il jamais vu le jour plus haut que son premier niveau ?
Le drame a eu lieu le 2 février 1540 très exactement, aux alentours de minuit, à une centaine de kilomètres de là.
Pour comprendre toute l’histoire, il faut un peu (beaucoup) chercher dans les archives, et remonter cent ans plus tôt. Vers 1450, Guillaume, le grand homme de la famille, est seigneur à la cour des ducs de Bourgogne. « L’homme le plus riche de la contrée » comme on le surnomme, habite une ancienne forteresse, qu’il rénove avec goût pour la rendre plus confortable. Son fils unique Jean lui succède, qui aura lui-même trois enfants : deux garçons et une fille. Mais déjà à l’époque, on s’interroge : le fils ainé serait mort assez jeune, en 1508, avant d’avoir pu prendre la succession de son père. Lorsqu’il décède, c’est donc son second fils, Claude, qui récupère la seigneurie. Sauf que Claude ne serait pas son fils… mais son neveu, qu’il aurait adopté après le décès de l’ainé, pour que le domaine ne parte pas aux mains de la belle-famille de sa fille.
Vraie ou fausse, la rumeur enflammait les chroniqueurs des gazettes du 16e siècle, et divise toujours les historiens dans les ouvrages les plus savants.
Claude hérite donc de la seigneurie et, fait troublant alimentant la rumeur, commence la construction d’un nouveau château, à quelques centaines de mètres en amont de la forteresse historique. Contrairement au château médiéval, celui-ci sera une demeure d’apparat et de plaisance. Engage-t-il le même architecte que le Guise à Joinville ? Mystère. Toujours est-il que les Guise commandent alors le duché de Bourgogne, dont Claude est l’un des bannerets…
De son union avec Anne naîtront trois enfants : Philibert, Catherine, et Jacqueline.
En 1540, Philibert est un jeune et fougueux jeune homme plein d’énergie, pas du tout pressé de prendre la succession du paternel. Son truc, c’est plutôt de faire la fête avec ses copains, également fils de seigneurs locaux, dans une ambiance qu’on qualifierait aujourd’hui d’un peu bling-bling. Alors quand son ami Jacques, futur baron et propriétaire d’un château situé à 25 km de là, lui annonce qu’il va se marier, il est aux anges. Ils décident ensemble d’aller fêter ça à Lyon, officiellement pour y trouver joyaux et soieries pour la future épouse. Mais preuve qu’ils ont d’autres idées en tête, ils récupèrent en chemin un troisième larron, dont le château est un peu plus au sud.
La suite est racontée par un chroniqueur lyonnais dès 1573 : les trois jeunes seigneurs, après avoir fait bonne chère, décidèrent de prendre une chambre à l’hostellerie du Porcelet, rue saint-Eloy (l’impasse existe toujours, dans le 5e arrondissement), où ils couchèrent tout trois par gaillardise dans le même lit. L’un des trois lisait un livre de vers françois pour divertir ses camarades (entendez par là qu’il s’agissait plus sûrement de poésie graveleuse que de saintes écritures) quand, vers minuit, le plafond leur tomba dessus, entraînant le lit et toute la chambre avec, dans un fracas épouvantable.
En guise d’épitaphe, un chroniqueur inspiré rédigera ces vers :
Trois Adonis, dès leur jeunesse verte
Gisent icy, Lyon pleure leur perte.
Ce 2 février 1540, l’effondrement de l’hostellerie du Porcelet (qui ne devait pas être un cinq étoiles) cause ainsi la mort des trois jeunes barons venus fêter l’enterrement de vie de garçon de l’un d’eux, et met fin à une importante lignée seigneuriale bourguignonne, dont Philibert était le dernier descendant.
Car Philibert mort, que peut-il bien advenir du domaine hérité de son père, Claude ? D’ailleurs, celui-ci est-il encore vivant ? Impossible de le dire avec précision, mais il précède ou suit son fils dans la tombe de quelques mois, tout au plus. La famille est alors sans héritier mâle et, pour compliquer l’affaire, les deux sœurs Catherine et Jacqueline ont été mariées à des seigneurs voisins mais néanmoins ennemis…
On ne sait pas bien qui préside au partage des biens de Philibert après sa mort, mais, dans un premier temps, la seigneurie revient à Catherine, l’ainée des deux sœurs, qui a épousé le sieur Pétrarque trois ans plus tôt, en 1537.
Mais coup de théâtre en 1560, c’est finalement Jacqueline qui récupère le domaine et le transmet à son mari, Antoine, rival du précédent. C’est lui qui stoppe la construction du château de feu Philibert, bien peu disposé à se ruiner pour achever ce qu’il devait considérer comme une lubie de son ennemi et de sa belle-sœur (au passage, Pétrarque, qui s’est toujours vu un destin de bâtisseur, « perd » sa femme en 1563, et se trouve une autre épouse peu après, avec un autre château à rénover).
Et depuis ce jour de 1560, rien. Ni destruction pour en récupérer les pierres, ni reprise du chantier au cours des cinq siècles qui ont suivi (ah… les retards dans le bâtiment).
Au 19e et au début du 20e siècle, en plein romantisme des ruines, les vestiges font le bonheur des peintres et des adeptes de la photographie naissante. On découvre alors un bâtiment encore relativement épargné par la végétation, dont le site est probablement entretenu régulièrement. Rien de tout cela aujourd’hui, la tendance étant plutôt à cacher ce lieu des promeneurs et des curieux, peut-être pour mieux le réserver aux générations futures.
On se gardera donc bien de dévoiler les noms et la localisation précise du château de Philibert. Mais si vous avez réussi à identifier les familles et les lieux, théâtre de cette histoire, merci d’en préserver le secret, qui dure depuis près de cinq-cent ans.